Réforme de la saisie-rémunération : Crésus alerte sur les risques

La loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 adoptée le 11 octobre 2023 à la suite d’une procédure législative accélérée (dite « LPJ »), 1 et qui fait suite aux États Généraux de la justice, lancés en octobre 2021 par le Président de la République, poursuit l’objectif de rendre la justice plus rapide, plus efficace, plus protectrice et plus proche des citoyens.
Selon les chiffres du ministère de la Justice, sur 1 149 100 saisines du Tribunal judiciaire en 2021, 113 800 requêtes concernent des saisies sur rémunération (en baisse constante depuis 2017
2).
Fort de ces chiffres et dans le but d’alléger l’activité judiciaire, le budget de l’État, et d’harmoniser les
procédures d’exécution forcée, l’article 47 de la LPJ supprime toute intervention préalable du juge en matière de saisie des rémunérations et confie au commissaire de justice, professionnel mandaté par le créancier, la capacité d’ordonner cette mesure grave d’exécution, dès lors qu’un titre exécutoire a été émis.
Le Conseil constitutionnel a été saisi dans le cadre de l’article 61 alinéa 2 de la Constitution, notamment de la constitutionnalité de l’article 47 de la LPJ. Il a jugé, dans sa décision du 16 novembre 2023, que cet article ne portait pas « une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée », ni une « atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction » ni une « méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif ». L’application de ces articles est donc désormais sujette à la publication d’un décret d’application qui doit intervenir au plus tard le 1
er juillet 2025. Crésus ne reviendra pas ici sur les arguments juridiques développés par le Conseil constitutionnel pour juger que les droits fondamentaux ne sont pas compromis par la déjudiciarisation de la procédure de saisie des rémunérations prévue par la LPJ, ceux-ci ayant été définitivement tranchés.
Il reste que, dans les faits, au-delà des débats juridiques, l’application de cet article, dans des conditions économiques et sociales très tendues, risque de fragiliser d’autant plus une population déjà précaire.
En effet, face à l’inflation persistante (+ 4,9 % sur un an en septembre 2023)3, qui est encore plus flagrante sur les prix de l’alimentation (juin 2023 +13,7 % ; juillet 2023 +12,7 %)4, une proportion importante de la population française se retrouve avec un « reste à vivre » très insuffisant pour boucler la fin du mois. Selon une étude INSEE sur « la situation financière des ménages au jour le
jour » du 5 décembre 2023, en moyenne, un quart des ménages percevant un revenu régulier (salaire, prestation, etc.) sont à découvert la veille du jour de paie.

En outre, la Banque de France constate dans son dernier baromètre de l’inclusion financière une hausse des dossiers de surendettement de 8% à fin novembre 2023 comparé à 2022 et une hausse de 16% des inscriptions au Fichier des incidents de remboursement des crédits aux particuliers (FICP).
La Chambre Régionale du Surendettement Social (“CRESUS”), en tant qu’acteur historique et reconnu pour l’accompagnement des ménages en situation de surendettement et de fragilité financière, est extrêmement préoccupée par les conséquences sociales d‘une application de ce nouveau régime sur une population vulnérable.

Un régime extraordinaire pour protéger les plus fragiles

La procédure de saisie des rémunérations bénéficie aujourd’hui d’un régime extraordinaire en comparaison avec les autres procédures civiles d’exécution, notamment en raison de ses impacts sur « l’intimité financière » des salariés.
Le code du travail (articles L. 3252-1 et suivants) prévoit
la convocation du débiteur à une audience contradictoire durant laquelle un juge indépendant et impartial, contrôle la validité du titre exécutoire et l’exigibilité de la dette, tente de concilier le débiteur et son créancier et, en l’absence de conciliation, fixe une somme égale à la fraction saisissable du salaire, calculée en fonction d’un barème établi par décret.
Cette audience préalable, durant laquelle le débiteur peut s’exprimer et présenter ses arguments à l’encontre de la procédure en devenir et/ou du titre sur lequel elle se fonde, est une étape primordiale durant laquelle les magistrats font preuve de pédagogie à l’égard des débiteurs profanes pour leur expliquer leurs droits (fraction saisissable du salaire – possibilité de déposer un dossier de surendettement – prescription des intérêts). Elle
garantit que la saisie rémunération ne soit ordonnée qu’à la condition que le titre exécutoire soit valable et qu’aucune solution amiable n’ait pu être trouvée entre les deux parties.
Par ailleurs, la charge financière de l’intervention du juge en amont n’est pas supportée par le débiteur mais par l’État. Rappelons qu’un des objectifs principaux de la LPJ est de diminuer cette charge dans le budget de l’État.

Risques d’application du régime prévu par la LPJ

L’article 47 de la LPJ permet que l’exécution de la saisie des rémunérations soit désormais confiée à
un
Commissaire de justice. Il supprime par coordination l’intervention préalable du juge de
l’exécution pour autoriser la saisie des rémunérations (vérification de l’exigibilité et de la validité de
la créance).
L’objectif affiché ici par le législateur, et rappelé par le Conseil constitutionnel, est « d’accroître l’efficacité de la procédure de saisie des rémunérations et permettre à un créancier muni d’un titre exécutoire constatant une créance liquide et exigible d’en obtenir plus rapidement le paiement ».
Par ailleurs, l’étude d’impact de la LPJ précise que cette disposition sera source d’économies très importantes pour la justice, en terme notamment de notification des actes (4,2 millions d’euros) et de masse salariale (4,9 millions d’euros).

Cet objectif purement budgétaire et protecteur des seuls intérêts du créancier, ne tient pas compte de la situation précaire et peu informée des populations objet de saisies rémunération, et des risques liés à ces nouvelles procédures expéditives pour ces individus et plus globalement pour la société.
Rappelons que la réduction de la rémunération perçue dans le cadre d’une saisie sur salaire engendre mécaniquement un risque de déséquilibre budgétaire pouvant aboutir dans de très nombreux cas à une incapacité du débiteur à faire face à ses charges courantes.

Crésus considère que la déjudiciarisation de la procédure, n’est ainsi ni la mesure plus adaptée, ni la plus efficace pour atteindre les objectifs de rapidité et de protection des citoyens.

Rappelons en effet que dans le cadre du nouveau dispositif :

– Le Commissaire de Justice n’aura pas pour mission de tenter une conciliation entre débiteur et créancier comme le faisait le juge.
o L’article 47 de la LPJ prévoit que le Commissaire de justice « ramène à exécution (…) les actes ou titre en forme exécutoire, après avoir tenté, le cas échéant, de
susciter un accord entre les parties » (article 1-I-1° de l’ordonnance du 2 juin 2016 relatif aux statut du Commissaire de justice).
La généralité des termes employés engendre une incertitude sur le rôle – plus ou moins actif – confié au commissaire de justice dans la recherche de l’accord. A-t-il l’obligation de prendre la posture d’un médiateur, d’un conciliateur, alors même qu’il reste le représentant du
créancier ?
Nous attirons également votre attention sur le fait que, si des contrôles vont être diligentés pour s’assurer du respect de cette obligation, ceux-ci interviendront à posteriori de sorte que des éventuelles pressions sur des débiteurs, pouvant avoir des conséquences dramatiques
sur leur équilibre psychique ne pourront être évités.

-Le juge n’interviendra qu’à posteriori et plus a priori.
Dans l’intervalle, la situation des débiteurs sera connue de leur employeur avec toutes les
conséquences sociales que cela peut impliquer. Le contrôle a priori du juge permettait d’éviter une telle situation lorsque la saisie n’était pas justifiée.

– Le coût de la procédure sera transféré à une population fragile.
o L’étude d’impact rappelle que la charge finale de la rémunération du Commissaire de justice dans la cadre de cette procédure incombera au débiteur en complément de la créance à recouvrer en principal (et notamment signification du commandement, signification de l’acte de saisie qui n’avaient pas lieu d’être dans le cadre de la procédure actuelle car assumés par le greffe du Tribunal).
o Si le texte adopté permet au débiteur de contester la saisie à tout moment, aucune précision n’est apportée sur le mode de saisine : simple requête par LRAR ou assignation (supposant une signification par Commissaire de justice, et le plus souvent l’intervention d’un avocat pour la rédaction) qui engendre des coûts supplémentaires pour le débiteur.
La question se pose de savoir si l’article R3252-8 du code du travail est maintenu de telle manière que la saisine du juge pourra s’effectuer par requête en dessous de 5.000 euros.
Il reste qu’au-dessus de 5.000 euros, le coût de la saisine par voie d’assignation devra être supporté par le débiteur.
En tout état de cause, nous attirons votre attention sur les coûts liés à un tel mode de saisine que les débiteurs en situation de fragilité financière ne pourront pas assumer (frais de signification, voire de rédaction de l’assignation). Ces coûts sont tels que les débiteurs sont le plus souvent privés de recours, comme l’illustre le faible nombre de recours sur d’autres voies d’exécution forcée comme la saisie-attribution sur le compte bancaire.
– Un registre numérique des saisies des rémunérations, sera mis en place par la Chambre nationale des commissaires de justice, selon des conditions qui seront fixées par décret.
o Les modalités d’accès à ces informations et de protection de ces informations ne sont pas claires. L’accès devrait être limité aux Commissaires de justice porteurs d’un titre exécutoire afin de protéger l’information des débiteurs mais n’indique aucune garantie à ce sujet.
– Le cas des cessions de créances, auquel les banques et organismes de crédits sont incités pour des raisons prudentielles, n’est pas prévu par le dispositif. Or, le caractère expéditif de la saisie par le Commissaire de justice, sans examen préalable du juge, peut être source de grande confusion et d’erreur manifeste :
o Absence de transmission de l’intégralité des informations concernant la créance (exemple : effacement de la créance par une commission de surendettement ;
références différentes de la créance initiale et référence du cessionnaire) ;
o Créances prescrites, voire créancier forclos.

Propositions :

Crésus regrette vivement que les courts délais d’examen du texte au Parlement, ne lui aient pas permis de faire entendre suffisamment ces enjeux complexes auprès des parlementaires pour assurer les droits des populations les plus fragiles soient préservés en parallèle à ceux des créanciers.
Nous comprenons que le décret d’application de l’article 47 de la LPJ est en cours de rédaction avec un objectif de soumission au Conseil d‘état au printemps 2024.
Crésus recommande de prévoir dans le décret à intervenir les mesures suivantes de nature à garantir les droits des débiteurs et leur dignité :
1. Instituer une procédure de contestation par requête, c’est-à-dire, gratuite et simple en termes de formalités pour les débiteurs, comme proposée par le Sénat.
2. Informer le débiteur de la possibilité de déposer un dossier de surendettement sur le procès-verbal de saisie-rémunération signifié par le commissaire de justice.
3. A tout le moins, concilier les intérêts des débiteurs, des créanciers et des commissaires de justice, comme suggéré par le Conseil d’État, en prenant un décret définissant les modalités d’application de cette réforme qui pourra, le cas échéant, comprendre des mesures telles qu’un plafonnement du nombre d’actes d’exécution ou du montant des frais des commissaires de justice mis à la charge des débiteurs, ou un étalement de ces frais.
4. En cas de créance ayant fait l’objet d’une cession, Imposer la mention de l’historique de cette créance sur la requête en saisie rémunération et le PV de saisie.
5. Préciser les modalités d’accès au registre des saisies de manière à s’assurer que le débiteur y a accès et que les conditions d’accès par les tiers soient proportionnées à l’objectif poursuivi.